La prémédiation

 

Article en attente de relecture par un·e spécialiste

Nous vivons dans un monde saturé d’images. Le cinéma, puis la télévision ont réinventé notre rapport au monde, en donnant à voir et entendre des événements se déroulant en d’autres lieux, en d’autres temps. Le développement des chaînes d’information en continu ont créé une narration permanente de l’actualité, narration qui se diffuse de manière permanente via les réseaux sociaux. Les smartphones donnent à de larges portions de l’humanité un accès permanent à différents récits sur le monde, fictionnels ou journalistiques.

Cette omniprésence des récits dans notre vie quotidienne a des effets très concrets. Cet article s’intéresse en particulier à la notion de « prémédiation », développée par le théoricien des médias Richard Grusin, et à ses implications sur le rôle des récits que peuvent prendre les films développés dans le cadre du projet « On s’adapte ».

L’impossibilité d’une narration neutre de la réalité

La médiation d’une information, c’est-à-dire le fait de la transmettre à un public, n’est pas une opération neutre (Grusin, 2015). L’acte de sélection procède d’une première orientation de l’information : on choisit de montrer ceci, plutôt que cela. Ensuite, la manière de présenter cette information influence la manière dont elle est perçue. Les objets donnés en représentation dans l’information transmise sont donc modifiés par le processus de médiation.

 

Par exemple, Jérôme Berthault (Berthaut, 2013) montre comment les pratiques journalistiques des années 2000, qui s’expliquent pour partie par les hiérarchies présentes dans les salles de rédaction, les impératifs liés au timing de production des reportages, et la distance entre les milieux sociaux des journalistes et des personnes filmées, ont conduit à la construction d’un objet médiatique autonome : la « banlieue ». Cet objet décrit certaines zones, dont les contours ne sont jamais explicitement définis, des agglomérations des grandes villes de France et en particulier de Paris, comme des espaces de concentration de trafics, de violence, de pauvreté et de problématiques sociales variées.


 

En étant mis en scène au 20 heures, l’objet « banlieues » véhicule auprès de millions de téléspectateurs une certaine représentation de ces zones, accentuant certains de leurs aspects tout en en occultant d’autres. Ainsi, les personnes habitant les banlieues ne se retrouvent que partiellement dans le reportage sur leur lieu de vie, tandis que les personnes n’accédant à la connaissance de ces lieux que via les reportages du 20 heures n’en connaitront que les aspects décrits par ces derniers. La médiation de la banlieue transforme donc celles-ci : ce qui est donné à voir est un objet différent de ce qui se trouve sur place.

 
 
 
 
Un appareil photo professionnel

C’est pourquoi, d’une façon générale, les récits fictionnels ou journalistiques réinventent toujours ce qu’ils donnent à voir, et qu’il est impossible de prétendre à une représentation « neutre » de la réalité. Ainsi, lorsque l’on produit un récit, la question à se poser n’est donc pas de savoir à quel point celui-ci correspond à la réalité, mais quelles sont les effets des différentes formes de médiation que le récit provoque sur celle-ci.

La « prémédiation » ou la capacité performative du récit

La prémédiation est une notion théorisée par Richard Grusin dans un article de 2004 (Grusin, 2004). C’est une forme de médiation qui s’est généralisée dans les informations télévisuelles, à partir des Etats-Unis, dans les années 2000. Elle se conçoit comme une anticipation des futurs possibles et trouve ses racines dans la couverture médiatique des événements du 11 septembre 2001. Si l’impact des avions et l’effondrement des tours a d’abord et avant tout affecté les new-yorkais, ces événements ont été vécus par l’intermédiaire des médias par le monde entier.

 

D’après Grusin, les médias d’information américains ont transformé leurs pratiques après cet « événement mondial en direct ». La forme des récits portant sur l’actualité a évolué pour porter non plus seulement sur les faits eux-mêmes, mais sur leurs potentiels développements, cela afin de conjurer la possibilité d’une mauvaise surprise de l’ampleur des événements du 11 septembre. Grusin prend l’exemple des envois de lettres contenant de l’anthrax, dans les semaines ayant suivi les attentats. La couverture de ces événements a consisté majoritairement en une exploration des potentiels développements de l’affaire, notamment dans l’hypothèse d’une nouvelle forme d’attaque terroriste. Loin de se cantonner à évoquer des faits, les médias d’information ont réalisé, à leur manière, de la prospective. Ce faisant, ils offraient à leur public une capacité d’anticipation, afin de ne pas être à nouveau pris par surprise par une attaque terroriste d’ampleur.

 


Un autre exemple de prémédiation développé par Grusin est le traitement de la perspective de la seconde guerre du golfe en 2003, avant son déclenchement. Les médias d’information, à cette époque, ont exploré les différents scénarios qui pourraient être ceux de cette guerre : deux fronts au nord et au sud ou un front seulement au sud, une reddition rapide du régime de Saddam Hussein suivi d’une longue guérilla urbaine, une gouvernance du commandement militaire américain pour trois ou cinq ans, etc… D’après Grusin, cette incessante prémédiation contribue à expliquer le sentiment d’inéluctabilité de l’invasion états-unienne de l’Irak, qui a finalement été déclenchée en mars 2003.

 

En somme, d’après Grusin, la prémédiation a deux effets sur l’audience. La prolifération de scénarios futurs génère de l’anxiété, qui est toutefois maintenue à un niveau relativement faible : on entrevoit des futurs potentiellement terrifiants, mais ils ne sont qu’une possibilité parmi d’autres, et leur médiatisation permet de les envisager comme ayant été anticipés par les autorités compétentes. Par ailleurs, l’exploration permanente de scénarios pose les jalons du récit qui sera fait des événements futurs : les développements potentiels de l’invasion de l’Irak ayant été étudiés sous toutes les coutures, sa réalisation n’est plus une surprise et le récit qui en est fait est en quelque sorte construit à l’avance.

 
 
 
 
Un grillage

Les victimes du changement climatique perçues comme une menace

Il est évident que ce mécanisme de prémédiation a un rôle à jouer dans le contexte actuel de crise climatique et environnementale. Les prospectives scientifiques sont l’essence même du travail réalisé par le GIEC et l’IPBES, qui réalisent ce faisant une forme de prémédiation du futur, quoique différente de celle décrite par Grusin car bien plus encadrée et s’interdisant la spéculation hasardeuse. Comme Seth Mnookin, journaliste scientifique, l’explique dans le documentaire The vaccine war : « La science ne parle pas la langue de tous les jours. Quand les scientifiques disent : « nous n’avons pas de preuve qu’il existe un lien entre les vaccins et l’autisme »; ce qu’ils disent réellement est : « nous sommes aussi sûrs qu’il est humainement possible de l’être qu’il n’y a pas de lien ». Et pour illustrer cela, je dis parfois aux parents que je suis aussi sûr qu’il n’y a pas de lien entre les vaccins et l’autisme que je suis sûr que je ne serai pas capable de m’envoler si je sortais de ce bâtiment ».

Ce qui est valable pour les vaccins l’est également pour les causes et effets du changement climatique et de la chute de la biodiversité. Cette prudence dans la formulation des énoncés, propre à la nature même du travail scientifique est souvent l’appui des argumentations climato-sceptiques : puisque les conclusions de la science peuvent changer, alors rien n’est prouvé. Il ne faut pas se laisser abuser par ce sophisme. Au fond, la logique du climatoscepticisme formule aux scientifiques le reproche absurde de ne pas être omniscients sur le passé, le présent et le futur, et de ne pas fournir des scénarios prédisant ce dernier avec une certitude de 100%.

 

Les énoncés scientifiques fournissent donc, de manière strictement encadrée, une capacité à se projeter dans le futur avec un degré de certitude très solide. L’évolution de certains paramètres est précisément connue, et nous cherchons à les identifier dans ce corpus. Toutefois, l’ampleur de la crise climatique et environnementale rend la prémédiation (au sens de Grusin) extrêmement spéculative. Si les médias d’information fourmillent aujourd’hui de prédictions sur le monde tel qu’il sera dans quelques années, quelques décennies, ces prédictions sont parfois fidèles aux travaux scientifiques, s’en éloignent parfois peu, parfois beaucoup, et comportent parfois des informations complètement déformées ou erronées. Ces approximations peuvent avoir de lourdes conséquences lorsque les artistes tissent de nouveaux imaginaires sur la base de cette connaissance médiatisée dans l’actualité.


 

Par exemple, il a été répété à l’envi, notamment ces dernières années, que le changement climatique forcerait des millions, voire des milliards de personnes à l’exil. Ces estimations, ainsi que le rôle des migrations dans la mitigation et l’adaptation au changement climatique, ont fait l’objet d’exagérations et sont aujourd’hui remises en cause. Il n’empêche que la prémédiation d’un futur où d’immenses flux migratoires convergent des pays du Sud vers les pays du Nord du fait du changement climatique a amené en 2010-2011 à la mise en place de l’exposition Postcards from the future à Londres, images dans lesquelles des paysages typiques de pays du Sud se trouvaient reproduits en plein Londres. Cette exposition a été critiquée au titre qu’elle mobilisait, sur la base de projections discutables, des affects qui tendent à concevoir les migrations climatiques comme une menace identitaire (Baldwin, 2016).

 

 
 
 
 
Un bateau rempli de migrants

Les récits de prémédiation peuvent ainsi contribuer à transformer, dans l’imaginaire collectif, les personnes subissant les effets du changement climatique en menace pour celles qui le subissent moins (Thomas & Warner, 2019). Cette menace viendrait de l’état de nécessité dans laquelle les victimes du changement climatique se trouveraient. Il faut mesurer la violence de ce paradoxe : les premières victimes du changement climatiques sont les populations les moins émettrices, historiquement, de gaz à effet de serre, et sont donc celles qui en portent le moins la responsabilité.

Construire des récits à partir des connaissances scientifiques

Raconter le futur sur un sujet aussi critique que le changement climatique n’est donc pas anodin. Le projet « On s’adapte » s’est donné pour objectif de donner à voir des futurs possibles et souhaitables. C’est pourquoi ce corpus cherche à donner à voir ce qui, dans la littérature scientifique, offre des leviers d’actions et des portes de sortie aux problèmes environnementaux globaux qui sont ceux de notre génération, sans chercher à minimiser l’ampleur des dégâts déjà constatés ou à venir. La fiction permet d’incarner ces portes de sorties et d’imaginer ce que peut être la suite de l’histoire humaine, pour le meilleur et pour le pire, mais surtout pour le meilleur.

Cet exercice est finalement une forme de science-fiction, mais où la trame narrative n’est pas nécessairement ni centralement basée sur les évolutions technologiques. Cette méthode a été expérimentée sous la forme de « prototypes de science-fiction » (Johnson, 2011) sur le sujet des océans (Merrie et al., 2018). En donnant à voir des personnages de scientifiques, de journalistes, de pêcheurs et de chef d’entreprises, ces récits ont permis de « prémédier » l’océan de 2050. C’est-à-dire, d’après les auteurs, « assez loin dans le futur pour que des changements radicaux soient advenus, tout en étant assez proches du présent pour avoir du sens pour le lecteur et pour l’intervention gouvernementale ». Une forme de narration qui reste encore largement à explorer.

Rédigé par Andy Battentier

 
 
 
 
Scientifique travaillant dans un laboratoire

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Références

Baldwin, A. (2016). Premediation and white affect : Climate change and migration in critical perspective. Transactions of the Institute of British Geographers, 41(1), 78‑90. https://doi.org/10.1111/tran.12106

Berthaut, J. (2013). La banlieue du « 20 heures » : Ethnographie de la production d’un lieu commun journalistique. Agone.

Grusin, R. (2004). Premediation. Criticism, 46(1), 17‑39.

Grusin, R. (2015). Radical Mediation. Critical Inquiry, 42(1), 124‑148. https://doi.org/10.1086/682998

Johnson, B. D. (2011). Science Fiction Prototyping : Designing the future with Science Fiction. Morgan & Claypool.

Merrie, A., Keys, P., Metian, M., & Österblom, H. (2018). Radical ocean futures-scenario development using science fiction prototyping. Futures, 95, 22‑32. https://doi.org/10.1016/j.futures.2017.09.005

Thomas, K. A., & Warner, B. P. (2019). Weaponizing vulnerability to climate change. Global Environmental Change, 57, 101928. https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2019.10192